Intarissables, sont les sources d’inspiration des artistes depuis toujours. L’influence de l’art africain sur les expressions artistiques du monde entier faisait réagir Aimé Césaire en ces termes : « Aucune race ne possède le monopole de la beauté ».
Au début du 20e siècle, où l’art en Europe, dans plusieurs formes de ses expressions, particulièrement sur le plan des arts plastiques, était à bout de souffle, l’art ancien africain, parvenu souvent aux Européens par le biais de l’aventure coloniale, donc par la violence et le pillage des biens culturels africains, mais aussi par le truchement des productions intellectuelles des ethnologues, explorateurs et autres voyageurs ayant séjourné sur le continent africain, va connaitre un nouveau souffle. L’artiste Pablo Picasso, et bon nombre d’artistes de son époque ont eu pendant un temps, un très grand attrait pour l’art africain. La particularité de l’art africain se trouvant dans l’abondance des formes et dans sa profonde spiritualité, Léopold Sédar Senghor à ce propos affirmait : « Tu observeras les formes africaines jusqu’à l’obsession ». L’art d’aujourd’hui est contemporain mais il arrive ainsi qu’il s’intéresse à des œuvres traditionnelles produites récemment ou non et qui constituent un art contemporain dans un style traditionnel. André Malraux parle toujours de la métamorphose de l’objet rituel en objet d’art. Il y a aussi cette pensée de Claude Roy qui corrobore les propos de Malraux : « L’art, c’est ce qui tient vivante l’idole morte en tant qu’idole. L’art, c’est ce qui dans un objet continue à servir quand il ne sert plus à rien. » On est passé du sacré religieux, du rituel authentique en lien avec l’univers et les esprits à la culture, à l’art. C’est justement le cas de l’artiste plasticien, AKE O’LOKAN qui fait partie de l’écosystème des artistes majeurs du Togo et qui se démarque par le caractère spirituel de son art qu’il revendique sur toute la ligne. Après son exposition « Sanctuaires » de 2017 à l’Institut Français du Togo à Lomé, où il exposait une faune de sculptures géantes en paille, l’artiste prépare actuellement une exposition dénommée « LE COUTURIER DU TEMPS » à la Maison des Jeunes de Lomé à Amadanhomé. L’exposition court du 28 janvier au 28 février 2023. Quelle est donc la marque artistique de l’artiste ?
L’art traditionnel africain :
Il s’agit d’un art qui est tout sauf profane. C’est le côté cultuel de l’art en Afrique, un art qui reste au service des couvents et des lieux de cultes traditionnels. Grâce à son caractère sacré, il est on ne peut plus identitaire : il doit respecter l’imagerie traditionnelle de son groupe ethnique par exemple.
A l’instar des masques, l’art traditionnel au Togo concerne la statuaire qu’elle soit éwé, moba, gourma ou mossi: la marque symbolique de la représentation del’esprit. Elle est chargée d’entrer en contact avec le monde extérieur, traite avec les esprits du monde ambiant et oriente l’adepte dans sa vie quotidienne. Ces sculptures représentent des forces sacrées ou saintes, bienfaisantes, ou malfaisantes et constituent une catégorie d’objets figuratifs sacrés pour certains rituels pour la plupart.
Le vénavi ou le tchitchili ne peut être façonné que par les artistes dont les pères sont devins y compris le devin lui-même. Ce savoir-faire est considéré comme une opération délicate et très dangereuse car c’est sur prescription liée à la consultation du devin. Ce n’est pas n’importe quel bois et n’importe quel moment que ce bois est coupé. Pour cette raison, seuls les devins donnent à leurs fils la protection spéciale exigée pour la création de telles statues qui sont des objets de culte qui ont alors le pouvoir de susciter la présence des ancêtres, des esprits ou d’autres êtres surnaturels.
Il s’agit d’une manière générale, de statuettes à usage rituel de la spiritualité traditionnelle en pays éwé comme moba, gourma ou mossi. Ces sculptures en forme humaine sont une expression des coutumes et des croyances. La sculpture se fait dans une posture particulière, pour la plupart, loin de la maison et le cérémoniel pour rendre fonctionnel cet objet cultuel est l’apanage des seuls initiés. Le travail terminé, le prêtre accomplit une cérémonie de consécration au cours de laquelle il applique sur l’objet des ingrédients magiques censés lui conférer un grand pouvoir surnaturel et en faire la demeure de l’esprit auquel il est dédié.
La spiritualité en Afrique relève du réalisme, du formalisme à travers les objets religieux. Ils représentent les morts et les esprits qui les accompagnent dans leurs rites, ou des sociétés secrètes liées aux morts ou chargées de conjurer les sorts. Que leur expression soit impassible ou terrifiante, déformée ou abstraite, ces œuvres sont un témoignage éloquent de l’art traditionnel en Afrique. Le sculpteur puise ainsi son inspiration dans sa conviction, dans le profond respect qu’il vouait à sa mission : donner forme à un être spirituel tout-puissant et, ainsi s’acquitter de sa responsabilité particulière au sein de la société.
L’art contemporain :
Le contemporain au sens étymologique est « ce qui va avec le temps ». Selon le sens commun, l’art contemporain trouverait ses origines dans les créations occidentales des années 60. Les artistes inventaient de nouvelles créations en utilisant des matériaux hétéroclites, naturels, périssables. On parlait de pop art, d’art conceptuel, de body art, de land art. La règlementation douanière considère comme contemporaines, dans le cadre de la procédure d’importation et d’exportation, les œuvres d’artistes vivants ou décédés datant de moins de vingt ans. Pour les historiens de l’art, les arts contemporains désignent les arts du présent et du passé récent réalisés après 1945 et correspondant à l’expressionnisme abstrait des années 50. Pour les conservateurs de musées, l’art moderne s’étend jusqu’en 1960 : ainsi ne sont pas contemporaines les œuvres d’artistes vivants qui empruntent les codes au passé. Ils ne dissocient pas la périodisation de la catégorisation des œuvres. Est contemporain « tout art qui se fait aujourd’hui ».
Le débat sur l’art contemporain en Afrique a longtemps porté sur sa définition qui voudrait qu’elle soit une rupture complète avec l’héritage de l’art classique et moderne comme en Occident. Mais si au début, on a voulu effectivement coller à cette définition radicale, on en est venu à une position plus conciliante au regard de l’histoire de l’art plastique africain qui fut d’abord un art révélé au contact de l’art moderne occidental. La rupture du contemporain africain viendrait certainement de la rupture avec l’art occidental pour aller vers le patrimoine culturel, vers la quête des racines culturelles et artistiques. On peut retenir la différence entre contemporain africain et occidental par le distinguo fait par Stéphane Eliard : « L’art contemporain africain recouvre des pratiques artistiques qui ne sont plus socialement déterminées par une situation traditionnelle. Ce qui n’implique pas que tous les liens soient rompus avec la tradition. Les artistes ne cessent de démontrer que c’est sous le rapport de la complémentarité et non de l’opposition qu’il faut appréhender le couple modernité/ tradition »
Par contre, « on considère en Occident que l’art devient contemporain à partir du moment où apparaissent de nouvelles pratiques telles que la performance, l’installation, l’usage récurrent de technologies plus ou moins récentes (photo, vidéo, ordinateurs en réseau, environnements sonores) ».
Cet art qui s’impose désormais ne peut donc se définir sans référence au passé, à la tradition d’autant plus que l’art même en soi est déjà sacré en lui-même et par lui-même.
L’entre deux d’AKE O’LOKAN :
Les artistes contemporains s’inspirent aussi de leurs homologues de l’art classique. Ils poursuivent des démarches, utilisent des matériaux selon des procédures des artistes traditionnels, adoptent des thèmes, des figures et des styles de l’art traditionnel. Ainsi un artiste qui utilise des matériaux naturels avec des couleurs importées ou avec une recherche de nouvelles couleurs fabriquées à partir des produits de la nature trouvés dans son milieu, est considéré comme un artiste contemporain.
AKE O’LOKAN qui utilise le sac de jute, la paille, la bouse de vache, le bois, les plantes médicinales, les os (les crânes), les cornes, les coquillages, la poudre de talc, la corde, dans ses sculptures et des produits importés comme les cadenas, les miroirs, le tissu, le fil de fer, la poupée, la mèche, les filets, la peinture acrylique et toutes sortes de colle, les objets de récupération, est un artiste contemporain. Il s’inscrit dans des recherches contemporaines au niveau mondial, mais utilise souvent des matériaux du Togo. Il utilise également entre autres la technique du brûlé dans sa vocation esthétique. C’est en ce sens qu’il faut aussi prendre les sculptures de cet artiste qui s’inspire de son histoire, de ses songes. Il fabrique des personnages excentriques, moqueurs et inquiétants. Son art est considéré comme contemporain mais il travaille avec des moyens et dans des conditions proches de l’art traditionnel étant lui-même maître spirituel et consultant en culte vodou. Représentant la quatrième génération de maitres spirituels de sa famille, il sera initié à tous les secrets du temple, donnant ainsi raison à Théo Ananissoh : « On ne conçoit pas les dieux marins si l’on est éloigné de tout océan. On n’invente pas des fées et des êtres enchanteurs ou effrayants logés au cœur noir d’une forêt si l’on est de la savane ou d’un milieu désertique. On n’a pas le même imaginaire selon que l’on vit dans l’obscurité épaisse et menaçante de la jungle ou que l’on est bercé (…) par les mugissements inlassables de l’Atlantique. »
Ses œuvres sont véritablement contemporaines dans la mesure où elles mêlent le présent et le passé pour exprimer la vie en alertant et dénonçant les événements tragiques de l’histoire passée ou actuelle. Il remet au goût du jour des thèmes comme la famille, les scènes de vie, mais aussi l’esclavage.
Les arts plastiques contemporains en Afrique excèdent le strict cadre classique et brisent les barrières entre les genres. On y rencontre les genres traditionnels mais d’autres médias s’y sont invités.
L’artiste plasticien sculpteur :
L’artiste ne se met pas dans les conditions de création des œuvres qui s’inscrivent dans la tradition de la spiritualité africaine. La sculpture d’AKE O’LOKAN est de l’assemblage sur la base d’une charpente qui est souvent métallique.
Depuis 2015, l’artiste a exposé dans des galeries à Paris, à Toulouse et à Strasbourg en France. Ses œuvres s’installent chez des collectionneurs privés en Autriche et en France. En 2017, il présente au Togo l’exposition « L’esprit de la forêt » à la galerie Alain Fassier, AF de Lomé. Son esprit provocateur, son humour et sa créativité le poussent à se mettre en scène et il « naitra » du ventre d’une de ses bêtes sculptées, lors du vernissage en 2017 à l’Institut en présence de l’Ambassadeur de France. En 2019, avec son projet « La pirogue de l’immigration », il participe au concours international de sculptures de paille et de foin à Valloire dans les Alpes françaises. Depuis 2020, l’artiste explore le tissu et la toile de jute pour d’autres perspectives d’exposition.
Pour couronner le versant spirituel de son art, AKE O’LOKAN a été nominé en décembre 2022 lors de la huitième édition de l’évènement « THE HEROES » dans la catégorie « HEROES SPIRITS ».
AKE O’LOKAN, LE COUTURIER DU TEMPS :
Par ces vers, l’artiste plante le décor :
« Tu peux considérer le temps comme un oiseau.
Quand tu l’as dans la paume de tes deux mains,
Si tu le serres trop, il s’étouffe
Et quand tu lui laisses trop de liberté, il se volatilise.
Quitte à toi de savoir gérer ton temps.
L’insuffisance, l’insatiabilité, l’indéfini sont synonymes du temps
Car le monde vole le temps.
N’oubliez pas que les couturiers sont les maitres du temps
Sans eux, toute œuvre resterait inachevée.
Coudre le temps est un processus continu.
Le temps n’est pas jaloux. Il s’est fait un nom.
Le temps ne diffame pas. Il ne dénigre pas.
Le temps ne nous accorde pas de temps.
On s’accorde soi- même du temps.
On le croit long mais il est peu.
Je suis le couturier du Temps. »
Sa nouvelle exposition en préparation, « LE COUTURIER DU TEMPS » est une nouvelle série inspirée entre autres du panthéon vodou, de la vie quotidienne en Afrique traditionnelle à travers la brousse et les plans d’eau. Il s’agit d’un accord réalisé entre le poétique et le décoratif. Grâce à la sculpture, la marque physique de la personnalité est plus directe et spontanée. Les sculptures, qu’elles soient l’expression du spectacle vivant, des scènes de vie quotidienne, des différents corps de métiers, de l’espèce humaine et animale, du panthéon vodou, toutes ces œuvres d’art sont circonscrites dans le temps qui semble figé. L’artiste lui-même, en tant que créateur thaumaturge semble avoir une réelle emprise sur le temps.
Le concepteur du Parc Adjit’Art: un musée en pleine nature :
C’est en 2006 que le gardien du temple de la nature, AKE O’LOKAN crée son association ADJIT’ART, « Adjitonoukou » en éwé qui veut dire la semence. A la fin de l’année 2017, il installe son atelier dans un parc en pleine brousse près de Tsévié. Le parc Adjit’art se consacre à la sauvegarde du patrimoine naturel, culturel et historique togolais. L’artiste y construit aussi avec quelques jeunes sans emploi des habitats insolites: une case en terre sculptée, un tipi en paille, un temple vodou et une cabane à deux étages dans les arbres. Il met en place trois éditions de son festival « Au cœur de la forêt » et organise de nombreux événements culturels et artistiques: un concert, des promenades contées et une semaine de création plastique avec une quinzaine d’artistes togolais.C’est en 2018 que son exposition « Sanctuaires » a été déplacée au Parc Adjit’Art et par la même occasion AKE O’LOKAN a présenté le spectacle original et caritatif : « Une vieille, Un toit », une performance plastique accompagnée d’un concert de chants sacrés sur la divinité Mami Watta. En 2019, il s’associe à la ville de Tsévié pour proposer un défilé de mode de personnes âgées. Depuis sa création, le parc accueille de nombreux visiteurs nationaux et étrangers et favorise ainsi l’éducation culturelle, artistique et touristique du public urbain et rural.
L’artiste vit et travaille entre le parc Adjit’art et sa maison au quartier Nyékonakpoè à Lomé.
Le compositeur et chanteur :
Percussions, tambours sacrés, légendes et danses des divinités constituent son domaine de définition et de prédilection. Pendant sa formation de quatre ans au Conservatoire d’Abidjan, AKE O’LOKAN poursuivra ses connaissances musicales et apprendra à jouer de la trompette. En 2011, il reçoit le prix du meilleur artiste traditionnel au Togo Music Awards. Quatre ans plus tard en 2015, il lance son premier album « Agoo » avec dix titres et il sort en 2018 et 2019, quatre nouveaux titres et quatre clips vidéo.
Conclusion :
L’art contemporain africain décrit les réalités et dimensions à la fois urbaines et modernes de l’art africain, adossées à ses fondements traditionnels. En clair, c’est le résultat d’une nouvelle inspiration d’œuvres, puisée des valeurs fondamentales, voire ancestrales. Il s’agit d’une dynamique portée vers un angle de vision moderne, mais sans tabou ni complexe sur les œuvres d’art africain d’antan. Cette tendance vers la modernité loin de dénaturer l’authenticité de l’art africain, exhibent ses richesses immenses les plus enfouies. La mondialisation a suscité de nouveaux paradigmes que les artistes ont été obligés d’intégrer quelle que soit leur origine.Depuis peu, force est de constater que le marché de l’art africain contemporain connaît un frémissement médiatique important, et un début de structuration. Il est vrai que cet art est un art original et authentique par ses formes, ses choix de couleurs et de matières et ses inspirations à la fois traditionnelles et actuelles. Depuis un siècle surtout, des collectionneurs du monde entier se passionnent pour l’art traditionnel d’Afrique. Sa signification est à leurs yeux différents de celle que lui prête la spiritualité traditionnelle africaine. Pour le collectionneur, cet art n’est ni religieux, ni sacré. C’est une œuvre d’art, un témoignage de la culture africaine. Il ne le juge pas à sa fonction, mais à son naturel, à sa vitalité et à l’émotion qui s’en dégage. Les questions qu’il se pose sont les suivantes: quelle est la force du sentiment qui a uni le sculpteur au bois, à son grain, à sa veine? A-t-il su exploiter sa créativité et son ingéniosité tout en respectant le style imposé par la coutume? Le collectionneur a donc conscience de la composante religieuse dans la qualité de l’œuvre. Raphaël ENTHOVEN reconnait cette évidence : « Si Dieu est le sculpteur des flocons, le tailleur des grains de sable ou le parfumeur de chaque rose, alors Dieu n’est qu’un artisan un peu plus habile que les autres… »
Adama AYIKOUE,
Critique d’art